lundi 29 décembre 2014

"Manu", nouvelle de Paul-Eric Langevin (2003-2005)








MANU



La déchirure

Manu a un an. Sa mère le tient dans ses bras. Sa mère pleure. Toutes les larmes de son corps. Son mari vient de se tuer en voiture. Manu n'a plus de papa. Si petit. Manu ne comprend pas. Il ne peut pas encore comprendre. Il comprend dans son corps, dans le corps de sa mère, dans ses larmes. Un accident bête et méchant. Y a-t-il des accidents qui ne sont pas bêtes et méchants ? Il a percuté un camion. De face. En rentrant à la maison. Manu ne mange pas avec ses parents ce soir. Il mange seul avec sa maman. Elle prépare le repas. Elle pleure. Manu est dans son berceau, il dort. Après le repas, la mère de Manu va jouer du piano. Une chanson de Renaud. Un chanteur à la mode. Et puis une sonate de Chopin. La douleur sort un petit peu. Mais mal. C'est trop tôt. Ca ne fait que quelques jours. La mère est encore hébétée de chagrin. Le piano ne lui fait aucun bien. Elle donne des coups de pied dans le piano et va se coucher, effondrée de douleur. Dans son rêve elle conduit le piano sur la route, son mari est à côté d'elle. Le piano a un accident. Il se fracasse contre un rocher. Ils se retrouvent tous les deux à l'église. Le mariage. Dans les nuages. Le bébé apparaît. Elle se réveille. Il est en pleurs. Elle va le prendre dans ses bras. Ne serait-ce pas pour lui demander de l'amour plutôt que pour lui en donner?



L'amitié

Quinze ans ont passé. Manu est au lycée. Il travaille. Tous les jours. Il n'a pas tellement d'amis. Il travaille. Il aime la philosophie. Et le piano. Il n'est pas mauvais au piano mais il ne pense pas pouvoir en faire carrière. Il adore la philosophie. Il dévore tout: Kant, Descartes, Platon, Rousseau, Lao-Tseu, Husserl... Manu veut être prof de philo. Il passe son temps au café à lire et à participer à des débats. Mais son coeur est vide, toujours vide. Depuis quinze ans rien n'est sorti. Ou pas grand-chose. Ce qui lui a permis de vivre: la nature.

Sa mère a déménagé après l'accident. A la campagne. Un village magnifique dans le Sud de la France. Manu a passé son enfance à s'occuper des animaux, à discuter avec les paysans, à travailler à la ferme. Il connaît toutes les plantes, tous les arbres par coeur. La lavande est sa plante préférée. Lorsqu'il est triste il va parler aux arbres. Il leur raconte des histoires, leur lit des livres. Son philosophe préféré, c'est Rousseau. La mère de Manu est institutrice. Mais depuis que Manu est entré au lycée, ils sont retournés habiter en ville. Alors elle s'est lancée dans une nouvelle activité. Elle est chroniqueuse à la radio. Elle anime des émissions. Ce qu'elle aime par dessus tout c'est parler de musique. Elle reçoit des musiciens, fait des interviews. Elle ne s'est pas remariée. Elle n'a pas retrouvé l'amour. Elle a beaucoup d'amies.

Manu est beaucoup plus solitaire. Il a eu quelques amis mais ils ne se sont pas adaptés à son caractère rêveur. Ce n'étaient pas de vraies amitiés. Des amitiés profondes. Ses amis sont les arbres, les fleurs et les livres de philosophie. Son meilleur ami c'est Rousseau. Il a été se promener sur ses pas autour du lac d'Annecy. Mais il n'a pas rencontré sa Madame de Warens. Il s'est simplement baigné dans le lac. Cette année il est en terminale. Il s'entend bien avec son professeur de philosophie. Mais elle est quand même un peu froide, un peu académique. Les autres élèves connaissent moins bien cette discipline donc elle apprécie Manu mais il n'a pas de longs échanges avec elle comme il voudrait. En général il travaille seul. Mais il a déjà travaillé de temps en temps avec Rodolphe, Eric, Sylvain. Seulement les matières qu'il a du mal à travailler. En cours il ne suit pas toujours. Par-fois il écoute les oiseaux au lieu de suivre. C'est un défaut qu'il a depuis longtemps. C'est peut-être une grande qualité. Avec sa mère, il ne parle que rarement de son père. Cependant il a beaucoup cherché à connaître qui était son père, quel homme il a été. Il a parlé avec les amis de son père. Il les connaît bien et s'entend bien avec eux. Son père était un type bien, il en est convaincu.

Ce matin, Manu travaille en bibliothèque. Pour la pause-déjeuner il prend un sandwich et va faire un tour chez le libraire. C'est là qu'il y rencontre Eric. Eric est en train de chercher des livres de Christian Bobin. Ils n'en avaient jamais discuté ensemble. Alors Manu propose à Eric d'aller boire un verre et de discuter de leurs livres de chevet communs. Ce jour-là Manu discute pendant deux heures et demie avec Eric. Lorsqu'ils sortent du café, ils se rendent compte qu'ils ont manqué un cours. Mais Manu se rend compte aussi qu'il n'a jamais parlé à un ami comme il l'a fait aujourd'hui. Son coeur se sent léger. Alors Manu et Eric se retrouvent souvent en dehors des cours pour discuter de littérature au café. De littérature et de la vie, de leur enfance, des filles, pas tellement de travail. Pendant les vacances, Manu invite Eric à passer quelques jours dans son village. Manu peut y revenir quand il veut car il connaît si bien les paysans. Il apprend à Eric les arbres, les fleurs. Eric lui apprend beaucoup de choses car il a beaucoup voyagé. En Italie, en Europe. Manu n'a pas tellement voyagé. Sa mère n'a pas tellement d'argent. Eric lui apprend aussi la spiritualité: il est très croyant et lit beaucoup de livres se rapportant à la foi.

Manu et Eric font des balades à vélo dans la campagne. Parfois des balades durant toute une journée. Ils font des découvertes tous les jours. Des plantes, des chemins, des paysans, des villages. Le soleil brille à peu près tous les jours. Ils réalisent des herbiers, font des aquarelles, se battent avec des bouts de bois, fabriquent une cabane, font des courses d'obstacles à vélo. Ils soignent quelques animaux blessés, essaient d'apprivoiser un écureuil farceur. Revenu de ce séjour, Eric est enchanté. Il est content car lui non plus n'avait pas vraiment d'amis dans sa classe. Il sortait d'une histoire d'amour ratée. Une fille qu'il n'avait pas eu le courage d'aimer. Elle n'avait pas fait non plus tout le chemin vers lui. Ils se voyaient beaucoup pendant un certain temps puis ont fini par se perdre de vue car ils auraient préféré s'aimer vraiment. Mais c'était trop tard. Il n'y avait déjà plus rien. Elise avait aimé Eric. Eric avait aimé Elise. Ils le savaient tous les deux. Mais aucun des deux n'avait été complètement vers l'autre. Eric était bien lorsqu'il faisait du vélo avec Manu. C'était moins compliqué. L'amitié est plus facile que l'amour. Moins douloureuse. Certes lorsqu'on perd un ami, c'est très douloureux mais lorsque c'est la femme de sa vie alors là... Eric profitait de tout et ne se cassait plus la tête avec les filles pour l'instant.



L'adolescence

Quelques mois ont passé. Eric et Manu se voient souvent. Ils commencent tous les deux à voir plus de gens. En dehors du lycée. Les soirées lycéennes. Des garçons, des filles. Eric a présenté à Manu plusieurs de ses copains. Ils vont au cinéma, ils font des soirées en boîte. Pour Manu tout cela est très nouveau. Il commence à apprécier le temps des copains. La danse, l'alcool, les filles, le rock. Il adore Renaud et Chopin mais il découvre aussi tout le répertoire de la musique pour faire la fête. Un soir chez Manu c'est justement la fête.

Sa mère n'est pas là, elle a une soirée musicale avec ses amies de la radio. Ils sont douze jeunes à danser chez Manu ce soir-là. Seulement voilà ce soir-là Manu n'est pas vraiment bien. C'est le jour de la fête des pères. Pourquoi les autres en ont-ils un et lui non? Il est passé devant un magasin qui vendait des pipes pour la fête des pères. Et là il s'est dit: "Mais pourquoi est-ce qu'il me manque tellement? Je l'ai si peu connu..." Alors ce soir Manu a envie de boire. Plusieurs copains sont déjà partis. La soirée est bien avancée. Il ne reste plus qu'Eric, Sylvain et Rodolphe. Manu prend une bouteille de Ricard. Un verre. Il dit à ses copains qu'il est capable de boire trois verres, comme ça, d'une traite. Et c'est ce qu'il fait. Et puis il se dirige vers le piano. Et il joue Renaud: "Mistral gagnant". La chanson de son enfance. Il ne le sait pas mais c'est cette chanson que sa mère jouait au piano le jour de l'accident. Au fond de lui il le sait mais peut-il s'en rappeler?

Et si nous nous rappelions tous de tous les jours de notre vie? De tous les détails, les moindres détails. Le diable est dans les détails... Non, nous n'arriverions pas à le supporter. Notre tête exploserait de garder tout cela. Alors on enfouit, toute la journée on enfouit. Et c'est ce que veut faire Manu ce soir, tout enfouir. S'enfouir sous les draps, pleurer. C'est le Ricard. C'est la vie. Pas de père. Pas de copine. Ses tentatives ont échoué. Trop rêveur le Manu. Les filles cherchent un homme pour poser leur tête contre son épaule, pas un oiseau qui a toujours envie de s'envoler, de se percher sur une branche d'arbre et de simplement regarder le Soleil. Ses copains s'en vont. Eric rentre avec Rodolphe. Eric n'est pas très en forme non plus ce soir-là. Il discute avec Rodolphe et il se rend compte qu'il est lui-même vraiment obsessionnel. Mais il a l'impression que Rodolphe l'est encore plus que lui. Rodolphe est encore plus croyant que lui. Croyant et très pratiquant. Eric se demande pourquoi toutes ces religions n'arrivent pas à empêcher les hommes de boire, de se noyer dans l'alcool encore et encore. La religion est-elle elle-même un alcool? Il doute. Lui qui a tant la foi. Il doute.

Quelques jours plus tard, Manu est hospitalisé en psychiatrie. Sa mère ne comprend rien. Lui qui se faisait des amis, qui s'ouvrait à tant de choses tout en conservant ses passions habituelles. Elle est hébétée. C'est la même douleur. Celle de ce jour affreux où elle a essayé de casser son piano. Eric va voir son ami à l'hôpital. Ils se baladent ensemble, discutent de leur vie, de leur douleur. Manu lui parle de son père qu'il a si peu connu. Eric ne savait pas. Il est désolé. Il s'excuse. Souvent les gens qui apprennent que leur interlocuteur a vécu la perte d'un être cher réagissent comme ça. Je suis désolé, je m'excuse, je ne savais pas. Mais ça n'est pas ça qu'il faudrait dire. Il faudrait dire que l'interlocuteur a eu du courage de surmonter la douleur. Ou bien dire que la vie est difficile, injuste. Eric et son ami s'installent sur l'herbe. Ils continuent à discuter. Manu lui dit alors: "Et si on se faisait chacun le psychanalyste de l'autre?" Eric lui dit que ça n'est pas tellement comme ça que ça peut marcher. Ils continuent à se promener puis Manu rentre à l'hôpital. Eric est sur le point de le laisser. "Mais Eric, c'est affreux, je suis enfermé, pourquoi je suis enfermé?"

Manu sort de l'hôpital quelques temps après et retourne vivre un peu à la campagne. C'est un enfant de la campagne, de la nature, des arbres et des oiseaux. Il ne peut se ressourcer que là. Eric ne laisse pas tomber Manu. Manu ne laisse pas tomber Eric. Car Eric a aussi des moments difficiles. Il essaie d'aimer une femme mais n'y arrive pas. Il n'arrive qu'à en aimer plusieurs à la fois alors elles s'en vont toutes. Ou bien l'amour reste platonique. Rodolphe est toujours autant obnubilé par la religion. Il est pratiquant et fait des adeptes.

Sylvain, lui, veut faire du cirque. Il abandonne sa scolarité pour entrer dans une troupe de cirque qui sillonne la France puis l'Europe. La fin du vingtième siècle, c'est l'effondrement des idéologies, des rêves, le triomphe du libéralisme, l'argent dirige la vie de tout le monde. Les jeunes essaient de se rattraper aux branches. Ils rêvent, ils se droguent, ils dansent chacun dans leur coin dans des atmosphères impersonnelles ou enfumées. Ils essaient d'oublier. D'oublier les rêves de la belle époque, ceux des années cinquante, soixante, soixante-dix. Ils continuent de rêver quand même. Un peu.



Le voyage

On est dimanche. Eric est allé à la messe. Manu finit un bouquin de philosophie. Ils se retrouvent tous les deux au café. Ce matin-là, Eric a une idée. Pourquoi ne pas partir en voyage? Il explique à Manu que son séjour en psychiatrie lui a permis d'aller mieux mais qu'il n'arrive sans doute pas à être un homme parce qu'il n'a pas eu d'initiation. Un voyage initiatique, voilà ce qu'il propose à son ami de faire avec lui. Ils le prépareraient pendant quelques mois puis ils partiraient, pour quelques mois aussi. Sur la route. Le voyage comme épreuve pour devenir fort. Manu n'est pas contre. A peine sortis du café, ils commencent à mettre en forme leurs idées. Exemple: rejoindre Sylvain qui fait du cirque avec des enfants en Croatie. Autre exemple: partir en Grèce dans une communauté spirituelle. Encore mieux: faire le tour de l'Amérique du Sud. La semaine suivante, leur voyage commence à prendre forme. Ils iraient à Istanbul en voiture. En passant par l'Italie, la Croatie, la. Grèce. Encore deux ou trois mois pour régler les problèmes administratifs, sanitaires, pratiques et c'est le grand départ. Chacun vient de passer son permis. Ils se sentent libres comme l'air. L'Italie est l'occasion pour Eric de faire découvrir à Manu des sites splendides. Les grands lacs, Venise, Bologne. La cuisine italienne, les filles. Puis ils se dirigent vers la Croatie. Ils retrouvent Sylvain et passent un mois avec lui à faire du cirque. Les enfants sont formidables. Ils sont si pauvres et pourtant si courageux, pleins d'entrain. De vie, d'énergie. Ils semblent perdus et pourtant si amoureux de leur art. Manu retrouve ce petit enfant triste qu'il était lors de ses premières années et lui réinsuffle un peu de joie. Ensuite c'est la Grèce. Là, ils restent encore un mois dans une communauté religieuse à lire des textes sacrés.

Seulement au préalable, ils ont passé quelques temps sur les plages grecques à draguer les filles pour épanouir leur vie sexuelle. Après le péché, le retour à la religion... Enfin ils arrivent à Istanbul. Ils y rencontrent un petit groupe dirigé par une sorte de voyant-exorciseur-marabout. Manu va faire l'expérience la plus dangereuse, la plus forte, la plus extrême de sa vie. On lui offre une drogue très puissante utilisée par les shamans sud-américains pour entrer en transe. Il est confronté à son être intérieur, à ses démons. Il a du mal à se raccrocher à ses arbres, à ses oiseaux, à son lac pour ne pas plonger dans l'abîme. Finalement il survit, il devient un homme.

Eric, lui, a pris la même substance. Mais les conséquences n'ont pas été si marquantes. Les deux compagnons rencontrent deux jeunes filles merveilleuses. L'une est turque et l'autre italienne. Ils décident de les ramener en France avec eux. Le voyage de retour n'est pas facile, pas aussi limpide que les précédents séjours. Ils n'ont plus d'argent. Ils alternent voyage et périodes de travail pour gagner un peu de quoi rentrer. Ils passent du temps dans une banlieue de Venise à travailler le métal pour arriver à retourner dans le Sud de la France.

Gagnant un salaire de misère, ils décident de tenter de faire du stop. Arrivés enfin à Marseille, ils sont épuisés, ratatinés, fourbus, mais heureux car ils ont avec eux Graciella et Maryam et ils sont fous amoureux tous les deux. Ils passent alors quelques temps à se reposer paisiblement à la campagne aux frais des aînés et écrivent leurs histoires de voyage. Reliées en un épais recueil, elles gagnent l'automne suivant un prix lors d'un concours littéraire spécialisé. Manu présente à Maryam ses arbres favoris. Eric offre à Graciela les livres de Christian Bobin qu'il préfère. Toute une saison de bonheur s'écoule; ils font tous les quatre les vendanges en attendant leur prix. Puis ils s'attèlent à construire leur vie. Ils cherchent le jardin dans lequel pousseraient de beaux fruits.



La rédemption

Ils s'installent à quatre dans un petit appartement en location et commencent tous à travailler. Quelques mois plus tard, ils ont un peu d'argent pour commencer des formations. Chacun travaille et étudie en même temps. Manu veut travailler dans une école maternelle. Raconter aux enfants les arbres, les plantes. Eric souhaite être jardinier. Il travaillerait avec Graciella. Maryam de son côté, veut être infirmière. Tout cela n'est pas aisé. Ils travaillent dur pendant plusieurs années. Et le travail porte ses fruits. Ils s'installent dans une petite maison. Le voyage en Turquie semble très loin. Parfois Maryam est nostalgique de son pays. Graciella peut retourner en Italie de temps en temps, c'est si proche. Pendant de nombreuses années, ils sont à peu près heureux, profitent de l'effort et des moments de repos. Et les deux femmes tombent enceintes. A peu près en même temps. C'est le grand bonheur. Ce sont des filles, toutes les deux. Hélène et Marie. La femme n'est-elle pas l'avenir de l'homme? Et les deux petites grandissent entre la ville et la campagne, entre les arbres et les plantes, les animaux et les paysans, la radio et la musique. Entre Renaud et Chopin. Avec Christian Bobin.

Hélène et Marie vont à l'école maternelle dans laquelle travaille Manu. Il les garde pendant la récréation. C'est lui qui leur fait faire du sport. C'est lui qui leur apprend à faire du vélo dans la cour. Elles ont toutes les deux des petits secrets qu'elles se racontent à l'ombre d'un arbre. Mais elles en font parfois profiter leurs copines de classe. La maison de leurs parents n'est pas bien grande mais il y a un beau jardin. Alors toute la famille y fait pousser des arbres fruitiers, des légumes, des plantes aromatiques et de nombreuses variétés de fleurs.

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